Adélie Ester, étudiante artiste de haut niveau : "Être obligée de rester à la maison est certes une grande rupture, mais c’est surtout une occasion de se recentrer"

le  30 avril 2020
Adélie Ester
Adélie Ester
Adélie Ester, étudiante artiste de haut niveau en 2e année de licence arts du spectacle est à l'initiative du projet artistique participatif "Escapades". Créer pour s’évader des quatre murs qui nous entourent et maintenir une connexion entre nous durant cette période de confinement. Ce travail autour du souvenir fera l'objet d'un film regroupant plusieurs des souvenirs racontés en vidéo et d'un site internet.

Qu’est-ce qui a changé dans votre façon de travailler depuis le confinement ?

D’un point de vue scolaire, j’apprécie vraiment cette nouvelle manière de travailler. En effet, je peux organiser mes journées comme je le souhaite, travailler aux horaires qui me conviennent, prendre autant de temps qu’il me faut… C’est très agréable, j’ai l’impression de pouvoir davantage apprécier les cours que je reçois. Cela m’évite aussi de perdre du temps et me permet de pouvoir travailler plus sur des projets artistiques personnels.

D’un point de vue artistique, ça se complique un peu ! Finis les cours de danse, répétitions et spectacles ! Pour ne pas perdre tout ce que j’ai pu acquérir et pouvoir reprendre la danse sans me blesser, je dois avoir une hygiène de vie irréprochable. Chaque jour, je prends des cours techniques de danse en visioconférence, je fais des étirements, du renforcement musculaire et je fais attention à mon alimentation.

Comment maintenez-vous le lien avec vos camarades ?

La promotion L2 arts du spectacle alimente régulièrement sa page Facebook. On se tient au courant des emails reçus par nos professeurs, des dates limites des devoirs à rendre, on s’entraide en partageant nos notes et nos astuces d’organisation.

Il m’arrive également d’appeler une camarade et de laisser le téléphone allumé plusieurs heures pour travailler ensemble. C’est parfois plus motivant et très efficace pour avancer sur un travail de groupe.

Qu’est-ce qui est le plus difficile ? Qu’est-ce qui vous manque le plus ?

Selon moi, le plus difficile avec cette pandémie, c’est de se rappeler à quel point nous sommes vulnérables. Il est difficile de s’imaginer que le monde s’est arrêté à cause d’une créature microscopique. Comment peut-on combattre une armée invisible ? Comment se protéger quand l’ennemi peut être n’importe où ?

Ce qui me manque le plus sont bien sûr toutes les expériences humaines que je peux vivre à mon âge. En tant qu’étudiante, les fêtes, les excursions entre amis. Et en tant qu’artiste, les cours en groupe, l’ambiance des répétitions, des spectacles… D’autant plus que les mois de mars et avril faisaient partie des mois les plus chargés artistiquement parlant. C’est difficile mais essentiel à accepter.

Vos astuces pour vous organiser ?

Prévoir du temps pour tout. Travailler, faire de l’exercice, se reposer, penser, faire des activités qu’on rêve de faire depuis longtemps… Bien s’organiser permet de pouvoir se détendre sans regretter de ne pas être en train de travailler.

Il faut savoir s’écouter. Le confinement nous permet de s’organiser en fonction des heures auxquelles on est le/la plus efficace. Par exemple, je sais qu’il m’est impossible de travailler pour la fac le matin, par contre l’après-midi, je peux rester concentrée des heures et le soir est le moment où je suis la plus inspirée. Alors le matin, je fais des activités qui me font plaisir (apprendre une nouvelle langue, jouer du piano…), en début d’après-midi je travaille pour la fac, à partir de 17h jusqu’à 20h, je m’occupe de la danse et le soir après-manger, je travaille sur mes projets artistiques.

Espace personnel

Comment parvenez-vous à compartimenter vie étudiante et vie personnelle puisque tout se joue dans un même espace ?

J’ai eu la chance de pouvoir réunir toutes mes affaires pour l’université dans une salle différente de ma chambre. Je suis confinée chez ma mère à la campagne en Haute-Savoie, avec mon beau-père et ma petite sœur, et nous avons dans notre maison, une salle de musique. C’est là que je me suis installée pour travailler ! Mais il m’arrive parfois de travailler dans ma chambre. Le tout est de prévoir du temps pour chaque activité.

Salle de musique, espace de travail

La première chose que vous ferez une fois le confinement terminé ?

Je n’y ai pas encore pensé. Pour moi, la quarantaine a quand même quelque chose d’intéressant dont j’ai pu tirer profit. Elle me permet de rassembler mes pensées, mon énergie, mes émotions dans un seul et même endroit. En effet, avec les études, les projets artistiques, j’ai la chance d’avoir une vie très mouvementée, de vivre des expériences fortes, je bouge beaucoup, je rencontre plein de personnes différentes… Ma vie est intense en sensations et il est parfois difficile de maintenir un équilibre émotionnel. J’ai l’impression parfois, de disperser des bouts de moi un peu partout ! Être obligée de rester à la maison est certes une grande rupture, mais c’est surtout une occasion de se recentrer, de se reconnecter à ses racines et de retrouver une harmonie intérieure.

Comment est née l'idée de votre projet participatif « Escapades » ?

Tout d’abord, je dirais que je n’ai jamais vraiment eu un rapport facile avec le temps. Je n’arrive pas à accepter que chaque bon moment, chaque chose que nous vivons est condamnée à ne devenir que souvenir. J’ai du mal à tout laisser derrière moi. J’ai toujours eu l’impression de vivre en décalage, qu’un bout de moi reste dans le passé. Cette mélancolie cruelle est un thème qui influence très souvent mes créations. Cela me permet de prendre du temps pour comprendre et apprendre à vivre avec cet « handicap temporel ».

Ensuite, « Escapades » a une part critique de notre société. Aujourd’hui, on nous pousse à ne regarder que le futur. Nous devons produire pour le futur. Qu’importe si nous ne sommes pas heureux aujourd’hui, le bonheur viendra avec le résultat de nos efforts. Mais qu’arrive-t-il quand un virus change nos plans et nous empêche de travailler ? Cela veut-il dire que nous n’accèderons jamais au bonheur ? La société nous donne une fausse image du bonheur : un bonheur qui serait une ligne d’arrivée. Elle attend de nous que nous courrions vers demain, sans hésitations, sans faire demi-tour, sans prendre le temps de sentir, déguster nos émotions, rire, pleurer. Et l'idée de ce projet participatif est de créer une occasion de faire tout le contraire.

En quoi consiste-t-il ?

Le principe est simple : se filmer en train de raconter un souvenir sans préparer ce qu’on va dire. On doit seulement choisir le souvenir et lancer la caméra. On ne peut pas recommencer, c'est la règle est la clef du projet ! Je dois pouvoir voir les gens hésiter, prendre leur temps pour trouver leurs mots, se remémorer les sensations. Je dois pouvoir voir les émotions arriver sur leur visage. Le souvenir doit être authentique, avec ses silences, ses hésitations, ses émotions…

Ce projet, c’est l’occasion de retrouver notre sensibilité, de prendre le temps de déguster nos souvenirs. C’est aussi une manière de défier le temps, de s’échapper du présent, de se souvenir, de se nourrir des couleurs et des sensations que nous avons déjà traversés. C’est se rendre compte à quel point notre vie quotidienne est riche.

Raconter un souvenir, c’est aussi une occasion de s’échapper des quatre murs du confinement, de faire tout ce qui est interdit (sortir, voir du monde, voyager) rien qu’avec le pouvoir de la mémoire.
Publié le  30 avril 2020
Mis à jour le  30 avril 2020